Point de non-retour (suite) [Emily]

Morgan coupa le contact, plaça l'antivol, grimpa les marches avec énergie. Un vieil ascenceur, des escaliers lugubres pour un building résidentiel qui avait déjà vécu mais qui tenait encore bon. Suffisamment discret pour être efficace, doté de suffisamment d'habitants pour offrir une couverture correcte. La Caïnite, qui ne sortait que la nuit, n'avait pour ainsi dire jamais croisé ses voisins en plusieurs semaines. Elle devait passer pour la célibataire aux chats, mais sans chats. Pas le genre à descendre les poubelles et pas le genre à faire chier si on ne la fait pas chier. C'était aussi bien comme ça.

Arrivée devant la porte, elle l'ouvrit et désactiva tout de suite l'alarme placée par ses soins à gauche de l'entrée. Celle-ci fut fermée et verrouillée juste après l'arrivée d'Emily.

- Le code est 5625. Je le change tous les lundis, tu trouveras les nouveaux sur la table du salon.

Simple précaution. Un long couloir doté de portes de chaque côté, qui menait à un petit salon donnant, à gauche, sur un coin cuisine jamais utilisé et délimité par un muret. Aucune déco. L'austérité totale. Salle de bains à droite, deux chambres à gauche. Volets hermétiquement clos. Dans le salon, près du meuble télé, deux caisses estampillées "Fragile", visiblement du matériel électronique pas encore installé. Morgan s'avança, fit un geste vers la cuisine.

- Je t'ai trouvé de quoi manger. Si c'est à chier, désolée, j'ai plus vraiment l'habitude. Attention aux incendies, ça marche au gaz.

En réalité, c'était une assurance de plus. Si jamais les choses étaient désespérées, elle pourrait partir en beauté en tuant l'essentiel des agresseurs de l'étage. Un regard dans le frigo informerait qu'elle avait fait le plein de barbaque et de surgelés au night-shop du coin, à côté des poches de sang utilisables en cas d'urgence. Elle le préférait frais, mais on n'est jamais trop prudente... Elle ouvrit un grand placard dans le couloir menant aux chambres et en défit un double-fond ingénieusement dissimulé, qui dévoila plusieurs fusils, revolvers, pistolets, alignés au-dessus de petites caisses pour leurs munitions.

- Comme ça, t'auras pas de surprises. On verra à t'apprendre à t'en servir; d'ici-là, seulement en cas d'urgence. Il y en a d'autres dans le meuble de télé, dans le faux-plafond de la salle de bains, dans la cuisine et dans ma chambre.

Du matériel légal, mais quasi-militaire. Arc à poulies, fusils à pompe, fusil d'assaut modèle civil trafiqué avec une détente automatique pour permettre le tir en rafales, gros et petits calibres. Encore assez modeste, mais suffisant... Pour le moment. Mouvement vers les chambres.

- Tu dormiras ici. Je te veux dans le coin un maximum de temps la journée. L'alarme ne sonne pas, elle est trafiquée pour communiquer aux téléphones portables. Si quelqu'un entre, on le saura. La nuit, tu fais ce que tu veux sauf contre-ordre. Je te ferai un topo sur les endroits à voir et à éviter...

C'était spartiate, les meubles étaient encore ceux achetés avec l'appartement, mais c'était efficace. Il faut dire que toutes les livraisons n'étaient pas encore arrivées ou installées : commander par correspondance n'est pas forcément la méthode la plus fiable ou la plus rapide d'obtenir du bon matériel, mais c'est au moins la plus discrète. Ayant fini cette introduction générale, Morgan se tourna vers la jeune fille, pour conclure, d'un ton très pro :

- Des questions ?

Morgan s'était installée dans l'encadrement de la porte, épaule contre le chambranle vertical de celle ci. Les bras croisés, elle observa Emily lui répondre avec un intérêt bien réel mais qui, chez elle, rappellait involontairement et irrémédiablement le regard que porte le tigre en cage aux visiteurs de son zoo. Elle la détailla calmement, notant les micro-expressions, notant qu'elle semblait petit à petit se sentir plus à l'aise. Inéluctablement arriva la question du pourquoi. Elle l'avait attendue, et décida de répondre par les raisons rationnelles, les plus compréhensibles et logiques, de ses actes. Un sourire en coin était apparu sur ses lèvres, comme une nouvelle énigme. La raison la plus profonde n'était sans doute que son impulsivité.

- Je suis arrivée ici il y a peu. Suffisamment pour voir que mes semblables des grandes villes sont nombreux et encore moins dignes de confiance que les autres. Ajoute à ça que mon boulot implique généralement d'en affronter pour le compte de l'un ou l'autre et mon espérance de vie se réduit à quelques mois si j'ai de la chance. Tu connais l'endroit, tu n'as pas d'attaches notables et tu as montré la nuit dernière de quoi tu étais capable. Je ne suis pas contre un coup de main.

Elle marqua une pause, puis décida d'aller plus loin dans l'explication du lien par le sang, avec franchise et sans ambages.

- Le sang sert à m'assurer ta fidélité. En échange de ton temps et tant que tu le boiras, il rallongera ta vie, te protègera des maladies, te rendra plus forte et éveillera certaines des capacités qui sommeillent en toi. Certains comparent ça à une drogue. Vois ça comme un contrat qui nous rend toutes les deux gagnantes.

Un contrat à vie, certes, et dont la fin implique au minimum la mort d'Emily, mais un contrat. Honnêtement, faut arrêter avec les histoires de malédiction et d'esclavage. Devenir plus fort, plus résistant, plus rapide et éternellement jeune en échange d'une fidélité absolue et d'un pouvoir de vie et de mort, c'est pas cher payé. Morgan avait tout intérêt à ce que la gamine survive et reste en bonne santé...

... Pour l'instant.

La Caïnite eut un sourire plus franc et haussa les épaules.

- Et peut-être aussi que j'en avais juste marre.

Un animal qui saisit une opportunité réfléchit rarement pendant des heures au préalable. Elle l'avait fait pour les raisons évoquées, mais aussi par instinct. Même les animaux solitaires forment des groupes de temps en temps, on leur demande pas une putain de dissert' de vingt pages pour le justifier. Toujours dans la même position, appuyée, la jambe droite croisée sur la gauche et posée sur la pointe de la botte, elle attendit sa réaction.

A l'écoute de la plaisanterie d'Emily, une chose peu courante se produisit. Le sourire de la Caïnite s'élargit encore un peu, signe qu'elle devait trouver ça plus ou moins drôle. Bien sur, c'était toujours pas ça et il y restait toujours une bonne dose d'inhumanité, mais c'était mieux que son habitude de tirer la gueule. Qu'elle essaie seulement de foutre le bordel...

- Je dors, oui. Un sommeil sans rêve et assez profond pour que tu puisses mettre une chaine hi-fi à fond si ça te chante. Par contre, c'est dans un vrai lit, pas un cercueil. Seuls les gothiques et les imbéciles veulent dormir dans une caisse en bois.

Cette question étant démystifiée, elle passa à la suite, se redressant de son appui sur le chambranle.

- J'ai une course à faire. Tu as un double des clés dans la table de nuit, je devrais pas être trop longue. Profites-en pour te reposer, demain soir, on a du boulot.

Morgan sortit de la pièce avec un dernier regard pour la jeune femme, alla se changer rapidement et récupéra le pistolet gros calibre qu'elle avait déposé sur la table du salon en entrant. En quelques minutes, elle eut disparu, sans prendre la moto, pour se diriger droit vers la station de métro située non loin. Se renseigner sur la localisation probable du Nosfératu, le retrouver, l'éliminer. Avec un peu de chance, la question serait résolue la nuit même sans attirer les attentions des autorités ni des autres Caïnites. Tout en douceur et en subtilité, quoi.

Il faudrait attendre plusieurs heures avant que la porte d'entrée ne se réouvre sur son passage, un peu avant le lever du soleil. Ces saletés de monstres étaient du genre tenaces et discrètes, mais elle avait réussi à tomber dessus dans le squat - une usine désaffectée - qu'il occupait en plein South Central, patrie des gangs et des criminels en tous genres. Au prix d'une entaille qui lui avait ouvert le thorax de haut en bas et d'un difficile combat à corps à corps, Morgan avait réussi à aligner son .44 à bout portant et à lui en servir une balle tête creuse qui alla ripper sur le bas de son orbite gauche, crever l'oeil et ressortir complètement déviée par le haut du crâne en emportant avec elle une copieuse quantité de cervelle, avant de le précipiter dans le vide depuis le deuxième étage du bâtiment, droit sur un vieux tas de pièces et de tuyaux métalliques dont un qui l'empala à l'impact. Assez satisfaite de cette performance digne d'un film d'action hollywoodien, elle n'eut plus qu'à couper ce qui restait de sa tête pour mettre fin aux souffrances d'Angel en s'interdisant tout remords. Né poussière, il était retourné à la poussière. C'était dans l'ordre des choses.

Dissimulant au mieux sa blessure, elle s'était nourrie sur un clochard et en grande partie soignée avant de revenir en évitant au mieux les lieux tenus par les zonards du coin et les patrouilles de police. Elle rentrait maintenant, les baskets qu'elle avait enfilées ne brisant presque pas le silence absolu de l'appartement. A pas lents, avec la discrétion d'un félin à l'affût, elle passa dans le couloir menant aux chambres et ouvrit la porte de la nouvelle arrivante après avoir rangé son arme et s'être changée une nouvelle fois, histoire de ne pas se ramener avec un t-shirt complètement déchiré et d'éviter les questions gênantes.

Ses yeux habitués à ne voir que l'obscurité se fixèrent sur Emily, calmes et inexpressifs. Elle resta postée quelques secondes à l'entrée de la chambre, debout dans l'entrebaîllement de la porte. Même dans cet état, le souffle et la chaleur de la vie étaient visibles chez les mortels, là où Morgan n'était qu'un corps mort, maintenu artificiellement en non-vie par l'absorption de la force vitale de ceux qui marchaient encore au soleil. Si le sommeil profond peut receler beaucoup de mystères, de cauchemars et de terreurs indicibles, c'est un monstre bien réel qui s'approcha lentement de la jeune femme, perdu dans une sorte d'étrange contemplation. L'alliance du prédateur et de sa proie. Qui aurait cru à tant d'ironie ?

Elle s'assit doucement sur le bord du lit, sa main alla déposer une lente et froide caresse du revers des doigts sur le bord de son visage, pour la réveiller. Le moment était venu de terminer ce qu'elle avait commencé. Lorsqu'Emily aurait ouvert les yeux, elle ouvrirait à nouveau les veines de son poignet et lui donnerait, une fois de plus, de ce sang volé un peu plus tôt. Elle ne s'expliquerait pas, parce qu'il n'y avait plus rien à expliquer, et c'est ainsi, sans un mot, que la boucle serait bouclée.

- [ CLOSED ] -